le sirop à vélo
la suite des aventures de mlle-cassis
Les périodes d'amnésie, de plus en plus lointaines, de plus en plus soudaines, me frappent comme au milieu de la gorge. Non que je peine à atteindre de hauts degrés d'incandescence. Mais que la vie s'écoule, pareille à elle-même, un lent ruisseau en herbe tendre, un après-midi d'été sous les drus feuillages.
La ville vrombit. La ville ourdit. Et moi je flotte.
A quinze mille pieds de là.
Le mois de juin, c'est bien. Un peu parce qu'il y a mon anniversaire tout au bout mais pas seulement. Aussi parce que deux jours avant moi, c'est ma grand-maman.
Ma grand-maman, elle est TRES vieille. 91 ans cette année tu vois. Elle est très vieille et surtout elle est. Très. Cette femme qui en a vu bien des vertes et encore plus de pas mûres a traversé presque un siècle entier et est toujours là pour nous le raconter.
Ma grand-mère, quand j'étais petite, était bien plus que celle chez qui on va jouer le mercredi après-midi. Et qui nous fait des sablés, et aussi des gâteaux aux noisettes, toujours un peu brûlés. Ma grand-mère quand j'étais petite, elle était CONTEUSE! Et quand elle faisait des animations à la bibliothèque et que tous les gamins la regardaient hypnotisés, éperdus d'angoisse dans les aventures de Fillon-Fillette poursuivis par la bête à sept têtes (avec leur petite chienne Courtibette qui leur courait par derrière)... eh bin moi j'étais la plus fière, parce que c'était MA grand-maman, cette fée-là (et un peu jalouse aussi parce que je n'aimais pas tellement qu'elle partage avec des inconnus ces moments enchantoires au bord de mon lit pour l'histoire du soir avant de dormir).
Ma grand-mère, qui a vécu une vie entière de mots, ne les retrouve aujourd'hui qu'à grand peine quand je vais venir bonjour. Elle veut toujours me faire des ronds chocolat (bravo bravo pour anniversaire) et se désole sur son sable noir affreux affreux. Je n'aurai jamais son intuition pour tresser les mots qui font rêver, mais quand j'en invente un nouveau, quelque part il est un peu pour elle.
Ma grand-mère. Ma grand-mère qui sentait toujours ce parfum dégueulasse, si fort quand elle nous étouffait d'amour dans ses bras. Quand elle m'écrivait des lettres sans queue ni tête en camp de ski. Il m'a fallu vingt ans et peut-être l'âge de me cuiter à mon tour pour comprendre que son amour du martini n'avait rien à voir avec un caprice de coquette.
Ma grand-mère.
Ma grand-mère est aujourd'hui plus petite que moi et se suspend aux branches du cerisier pour m'aider à cueillir.
Il est des rencontres parfois. Pas forcément celles qu'on attendait ou celles qu'on avait cherchées, mais celles qui sont là. Et qui remettent les choses en place (la vie est un puzzle géant où l'on passe son temps à chercher comment en combiner les pièces pour en faire un assemblage cohérent).
Ce soir D* avait apporté avec elle une pièce oubliée, et qui éclaire aujourd'hui une partie du pourquoi.
Quatorze ou quinze ans peut-être qu'on ne s'était vues, elle ne se rappelait même pas de moi. Fantôme d'une époque où nous n'étions rien. Parce que nous étions des filles. Que nous n'avions pas le niveau. Nous n'étions pas destinées à combattre, et pourtant c'est précisément ce que nous voulions faire. Et dans la même catégorie encore!
La première fois que je suis venue le prof a même rigolé parce que je ne savais pas qu'il fallait être au moins ceinture orange. Et pourtant je suis restée. Je l'ai fait. Je les ai tous faits. Sans me plaindre. En prenant sur moi. Beaucoup, c'est vrai. Et si je ne sais toujours pas par quel moyen miraculeux je suis rentrée chez moi ce soir-là, je suis revenue quand même la semaine suivante. Et puis la suivante. Et la suivante encore.
Je n'étais rien et je voulais exister, être quelqu'un dans cet univers qui niait ma pertinence. Etre reconnue comme celle qui en avait (et ce d'autant plus que je n'en avais pas). Et cet épisode a gravé mon caractère pour toujours.
Des métaphores guerrières qui expriment notre rage de vaincre les préjugés et la discrimination, notre violence à plier, malléer, faire entrer notre volonté dans les cadres d'un univers qui ne se comprend qu'en lui-même. Combattre. Ecraser. Attaquer. Mourir. Nier la peur et la souffrance. Et revenir à l'entraînement suivant avec deux fois plus de détermination.